Par Assâad Moumen, expert supply chain
au sein du cabinet de conseil Wavestone
La Supply Chain sort de dix années de défis successifs (pandémie, tensions géopolitiques, inflation, volatilité de la demande des consommateurs), qui ont mis à l’épreuve les modèles historiques de planification et d’exécution. Pendant longtemps, l’objectif premier a été la résilience : absorber les chocs, maintenir le service, restaurer la continuité. Mais en 2026, le centre de gravité bascule. Les entreprises leaders ne cherchent plus seulement à résister : elles veulent rebondir et s’améliorer grâce aux perturbations. C’est l’avènement de la Supply Chain Antifragile, une chaîne optimisée qui apprend et s’adapte en temps réel.
Dans un contexte où les technologies cognitives atteignent la maturité, où les réglementations européennes accélèrent la transparence, et où la transition énergétique devient un levier économique autant qu’environnemental, quatre transformations majeures redessinent la discipline.
L’IA agentique, nouveau cœur décisionnel de la planification L’IA ne se contente plus de recommander : elle agit. Les nouvelles générations d’agents autonomes rééquilibrent les stocks, repilotent les priorités clients ou simulent des scénarios de demande en quelques secondes. Cette automatisation intelligente réduit les erreurs et délais de décision, fluidifie la coordination et rend possible une planification véritablement adaptative. L’Agentic AI est d’autant plus pertinente pour la planification lorsqu’on a accès à un grand volume de données, c’est pourquoi ce mouvement est renforcé par le retour en grâce de la plateforme unique de planification : la montée en version des ERP de nouvelle génération permet enfin d’unifier ventes, production, approvisionnement et transport dans une même architecture. Selon Markets & Markets, le marché mondial des solutions SCM devrait passer de 38,5 milliards de dollars en 2025 à plus de 58 milliards en 2030, porté par l’intégration croissante de l’IA dans la planification. Pour un Comex, l’enjeu est clair : sortir des silos et construire une Supply Chain pilotée par des données fiables et gouvernées.
Opérations : du jumeau numérique à l’opérateur augmenté
Les Digital Twins deviennent un standard. Ils permettent de modéliser l’entrepôt, le réseau logistique ou les flux de transport afin de tester, optimiser et anticiper — sans perturber l’exécution. Ce marché mondial des jumeaux numériques pourrait atteindre 259 milliards de dollars d’ici 2032, avec une croissance annuelle proche de 40% (Fortune Business Insights, 2024). Plus spécifique encore, le Digital Twin appliqué à la Supply Chain — aujourd’hui évalué à 2,5 milliards de dollars — devrait plus que doubler d’ici 2030. Malgré les disparités constatées aujourd’hui dans la manière d’adopter les jumeaux numériques, cette technologie permet d’anticiper les ruptures, de réduire les coûts d’expérimentation et d’accélérer la prise de décision, véritables socles d’une Supply Chain Antifragile. Parallèlement, les entrepôts entrent dans l’ère de l’opérateur augmenté : lunettes intelligentes, workflows en réalité augmentée, guidage vocal. Ces technologies améliorent l’ergonomie, accélèrent la formation et renforcent l’attractivité des métiers logistiques — un sujet sensible dans un marché sous tension. La performance opérationnelle se construit désormais autant avec le numérique qu’avec l’humain.
Luxe, Retail, Beauté : l’obligation de transparence devient un avantage stratégique
Dans ces secteurs, 2026 est l’année du Digital Product Passport (DPP), porté par la réglementation européenne ESPR. Ce passeport numérique, qui trace la composition, la circularité et l’authenticité des articles, bouleverse les systèmes d’information produits et fournisseurs. Il devient obligatoire pour les catégories prioritaires à partir de 2026 (textile, électronique, batteries), avant extension à d’autres filières. Pour les marques, l’enjeu dépasse la conformité : le DPP devient un levier de confiance, de lutte contre la contrefaçon, d’engagement client et de structuration du commerce circulaire. Les pionniers l’intègrent déjà au PLM, aux plateformes fournisseurs et même à l’expérience retail. Autre mouvement fort : la back-store automation, qui permettrait de sécuriser les produits en boutique, les réapprovisionner de manière plus correcte et rapide, ainsi que faire gagner en productivité les équipes en place, leur permettant de consacrer plus de temps à la vente qu’à la préparation des commandes ou la gestion de stock. Enfin, les plateformes collaboratives où prévisions, commandes, KPI, notifications logistiques, devis et factures sont échangés de manière sécurisée, rapide et robuste, entre un acheteur, un fournisseur, un transporteur et/ou un prestataire logistique. Ces plateformes, faciles à déployer, vont permettre un très bon niveau de maitrise des coûts logistiques grâce à ce suivi fin et automatique.
Durabilité : vers des supply chains “green by design”
La décarbonation de la Supply Chain entre dans une phase industrielle.
D’abord au niveau du transport avec 2 volets majeurs : l’électrification des flottes, particulièrement efficace sur les corridors courts et réguliers ; et l’assistance éolienne dans le maritime, qui permet déjà de réduire significativement la consommation de carburant sur certaines lignes. Au niveau logistique : les Green DC — centres de distribution conçus pour optimiser l’énergie, réduire l’empreinte numérique et intégrer des sources renouvelables — s’imposent dans les plans directeurs logistiques. La durabilité n’est plus une contrainte : elle devient un facteur de compétitivité, de réduction des risques et d’accès au capital.
Transformer les chocs en avantage compétitif
La Supply Chain est devenue un instrument stratégique de différenciation. L’antifragilité se construit à travers trois décisions clés du COMEX :
1. Unifier les données et les plateformes pour permettre l’automatisation intelligente.
2. Investir dans les capacités d’apprentissage : Digital Twins, IA agentique, opérateur augmenté.
3. Repenser l’infrastructure à l’aune de la durabilité, non comme injonction, mais comme moteur de création de valeur.
La question n’est donc plus de savoir comment protéger la Supply Chain des perturbations, mais comment concevoir une Supply Chain qui en tire parti. C’est là que se jouera l’avantage compétitif des leaders de 2026 et au-delà.
Par Assâad Moumen (photo ©Wavestone)