Ces élus qui détestent la logistique

28/12/2024

Les acteurs de l’immobilier logistique sont souvent confrontés à la réticence d’élus locaux ou associatifs qui voient dans la logistique une source de nuisances sans réelle valeur ajoutée. Cette vision est souvent liée à une méconnaissance du secteur et de ses enjeux. Dans cette interview réalisée lors du salon de l’immobilier d’entreprises (SIMI), François-Michel Lambert, ancien député qui a présidé de 2015 à 2018 la Commission Nationale France Logistique 2025, explique pourquoi la logistique suscite encore des réticences alors qu’elle est indispensable à la vie économique du pays. De quelle manière elle participe au dynamisme et à la vitalité les territoires. Mais aussi comment elle pourrait être mieux acceptée par ceux qui la rejette aujourd’hui.

Jean-Philippe GUILLAUME : François-Michel Lambert, en tant qu’ancien député et ancien président de la commission nationale logistique : « France Logistique 2025 » est-il vrai que les élus n’aiment pas la logistique ?
François-Michel LAMBERT : Je vous répondrai par une autre question : en quoi la logistique est un sujet valorisant pour un élu vis-à-vis de son électeur ? La logistique a longtemps été considérée comme une fonction secondaire. C’est encore plus vrai aujourd’hui avec des personnalités très éloignées du monde de l’entreprise de flux physiques. Les rapports entre le vendeur et le consommateur se sont en quelque sorte distendus, voire même déshumanisés. On est passé du marchand de fruits et légumes qui prenait le temps d’un petit café, au livreur d’Amazon ou de Colissimo qui est anonyme et vous tend un terminal pour signer d’un doigt maladroit sur un écran. Et pour ce qui est des grands entrepôts, qui comprend aujourd’hui qu’il s’agit de véritables usines ? Dans l’imaginaire collectif, le site de production doit répondre à certains critères. Il renvoie à des souvenirs où se retrouvent pêle-mêle l’odeur du métal fondu, du bois tourné fraisé, celle du papier chauffé, la cheminée… Pour beaucoup de nos concitoyens, la logistique est par nature improductive. Et donc, il ne peut y avoir de fierté dans un travail sans valeur ajoutée. Ce qui du reste n’a pas toujours été le cas : lorsque je travaillais chez Pernod-Ricard, le site de production était à proximité du site de distribution. Les gars de l’entrepôt étaient, d’une certaine manière, associés à la démarche industrielle. Et du coup ils étaient fiers de déplacer du Ricard ou du champagne. Ce n’étaient pas de simples « pousseurs de palettes ». Ils étaient non seulement partie prenante du processus industriel, mais considérés comme un maillon indispensable avec la préparation des commandes, l’emballage, l’expédition. Et ils pouvaient fièrement raconter qu’ils travaillaient pour Pernod-Ricard, bien plus valorisant socialement que de travailler dans un entrepôt de « Dupont Logistique ». Depuis qu’il existe une dichotomie entre production et logistique les mentalités ont changé. Le phénomène s’est d’ailleurs renforcé avec la désindustrialisation, les délocalisations lointaines et la massification des flux sur des plateformes logistiques XXL. Je dirai que dans ce contexte où l’on voit des usines loin d’ici et des entrepôts de plus en plus nombreux sur nos territoires, il y a une vraie difficulté à mentaliser une chaîne logistique, et plus encore à comprendre la Supply Chain. Et pourtant on est toujours dans une organisation industrielle qui nécessite de grandes compétences pour comprendre les enjeux et mettre en place les organisations les mieux adaptées et les plus flexibles possibles. Tout cela en coordination avec les autres fonctions de l’entreprise.

JPG : Pourquoi un certain nombre d’élus (pas tous heureusement !) ne voient dans la logistique que les désagréments : les camions sur les routes, les bâtiments pas toujours très esthétiques… Alors qu’ils sont beaucoup moins attentifs à ces aspects lorsqu’il s’agit d’activités industrielles. Comment s’explique cette différence d’appréciation ?
FML : Je pense qu’il existe des raisons objectives et des raisons subjectives. Tout d’abord on ne peut nier que l’explosion des volumes liés au e-commerce a provoqué des bouleversements, parfois sauvages, avec des conséquences réelles et sans doute irréversibles sur les commerces et la logistique urbaine. Il y a à cet égard une vraie réflexion à avoir pour adapter l’urbanisme et les moyens de transport a cette nouvelle situation. Nous y reviendrons peut-être tout à l’heure. Ce qui est certain c’est que cette explosion écrase la perception de la logistique dans son ensemble, et fausse la perception que l’on peut en avoir. La deuxième raison est liée à la méconnaissance de la logistique en tant que fonction vitale de la société. Qui se doute que tous les objets qui nous entourent sont passés à un moment ou à un autre dans un entrepôt ? La logistique c’est en quelque sorte une « boîte noire ». Qui sait ce qu’il y a dans un container, dans un camion bâché, un frigo, un entrepôt ? Est-ce que la population (et les élus en font partie) comprend les mécanismes qui permettent aux produits indispensables comme l’alimentaire, la santé, l’hygiène… d’arriver près de chez eux au moment où les consommateurs en ont besoin ? Et qui a conscience que les pièces mécaniques transportées et stockés ici, ressortiront objets manufacturés de l’entrepôt ? Et qui se doute enfin qu’un objet manufacturé n’est pas fabriqué dans une seule usine mais est constitué de nombreux éléments, souvent d’origines diverses, transportés par une chaîne d’acteurs différents, ensuite transformés, stockés, assemblés, emballés, expédiés et transportés à nouveau. Une fois que l’on a compris l’intérêt d’une chaîne logistique, on peut légitimement s’interroger sur des aspects plus subjectifs comme la relation que l’on entretient avec l’esthétique des bâtiments ou des poids lourds. Peut-être y aurait-il des efforts à accomplir pour que l’attractivité de la logistique passe également par la perception visuelle que l’on en a. Il faudrait déjà commencer par rendre beau un entrepôt. Prenons l’exemple d’un chais viticole ou d’une usine pour un produit de luxe. Ce bâtiment bénéficiera sans nul doute d’un geste architectural participant à la notoriété et la création de valeur sur le produit. L’entrepôt à quelques rares exceptions, reste une boite à chaussure parce qu’il n’est pas rattaché à un produit de marketing. Je suis persuadé que l’attractivité de la logistique passe aussi par une logistique plus belle et plus désirable. Et un gros camion américain, qui paradoxalement n’est pas adapté à l’Europe, suscitera un enchantement du citoyen prêt à accepter d’être livré par ce camion ! On a réduit l’enchantement des usines et des camions d’antan, pour l’optimisation des flux on a créé une normalisation y compris esthétique.

JPG. Les développeurs immobiliers sont souvent confrontés à la méconnaissance des municipalités et des associations locales qui souvent ignorent le rôle de la logistique – et plus encore de la Supply -dans les rouages économiques du pays. Pensez-vous qu’il faudrait faire preuve de pédagogie pour améliorer les relations entre les élus et le secteur de la logistique ? Quelles sont vos préconisations dans ce domaine ?
FML. Effectivement l’absence complète de culture sur la Supply Chain est une énorme barrière dans le cadre d’échanges avec les élus et donc avec les citoyens. Cependant il ne faudrait pas nier la manière dont la croissance des flux routiers de marchandises et l’extension des entrepôts de stockage ont bouleversé le quotidien des français. Il ne sert à rien en effet d’ignorer cette réalité qui dégrade nos conditions de vie, que ce soit à travers les encombrements de la circulation, la détérioration des paysages sans parler de l’empreinte environnementale. A cet égard, combien de promoteurs ou de développeurs spécialisés en logistiques, ont leurs fenêtres de leur maison, principale ou secondaire, qui ouvrent sur un entrepôt ou sur une route saturée de camions ? Difficile pour la population de sacrifier une part de son bien-être à cette activité dont l’utilité ne saute pas immédiatement aux yeux. On acceptera plus facilement de voir les bois et les champs de notre enfance, accueillir un hôpital ou un lycée, plutôt qu’une plateforme logistique, dont on ne comprend pas l’intérêt et dont on ne perçoit que les externalités négatives. Pour permettre une meilleure acceptation de la logistique en tant qu’élément indispensable de notre vie quotidienne, Il faudrait peut-être commencer par une acculturation et sans doute innover, en utilisant des modes de communication adaptés à notre époque : visite virtuelle d’un entrepôt, raconter la vie d’un produit depuis la matière première jusqu’à son arrivée sur les étagères du supermarché ou dans le relais colis. Et puis il serait judicieux de procéder à une acculturation de la Supply Chain pour démontrer qu’elle s’inscrit dans une démarche de souveraineté qui passe nécessairement par sa robustesse et sa résilience. C’est un sujet fondamental que le monde politique maîtrise mal en France. Depuis 4 ans, le président Biden parle de Supply Chain, de l’importance de la logistique et des camions sur le sol américain pour réindustrialiser le pays. Les américains ont compris les enjeux cruciaux de la Supply Chain en lançant fin 2023 le Supply Chain Council qui a jeté les bases d’un autre imaginaire qu’en France. En Allemagne cela se traduit par le « Logistics Made In Germany ». Voilà pourquoi je ne peux m’empêcher d’ajouter que tant que l’on aura des Supply Chains « de dingues », par exemple celle du yaourt à la fraise qui fait des milliers de kilomètres (entre ses différentes composantes, l’emballage primaire et secondaire, etc.) on disqualifiera la pertinence de nos chaînes logistiques. Il importe de revenir aux circuits courts, de ralentir les flux, de revenir à une logistique responsable. Le bon produit au bon endroit ne doit pas être systématiquement synonyme de vitesse. La Slow Logistique, souvent évoquée par France Supply Chain, est sans doute la piste à suivre.

JPG. Un certain nombre de députés ont souhaité limiter le développement d’Amazon en proposant une loi pour restreindre la construction de toutes les plateformes logistiques dépassant une certaine taille. N’y a-t-il pas dans cette volonté, qui vise à protéger le petit commerce, la preuve d’une méconnaissance de la logistique abusivement assimilée au géant américain ?
FML. Le politique a probablement une méconnaissance de la logistique. Ce qui est certain c’est qu’il n’y a aucune activité parlementaire actuellement qui permette un lien entre les parlementaires et le monde de la logistique. On peut ainsi constater que jamais un groupe d’études à l’AN ou au Sénat, dédié à la logistique n’a existé, alors que des centaines de thématiques ont été abordées, y compris la tintinophilie ! Quant aux réunions dédiées à la logistique, probablement que moins de 15h ont dû y être consacrées en 15 ans (hors mission spécifique). Le dernier grand débat sur la logistique à proprement parlé, s’est déroulé en 2019 lors de la loi d’orientation mobilité et sur le seul volet logistique urbaine. Et rappelons que j’ai mené de 2015 à mi 2017 la Commission Nationale Logistique avec le ministre des transports, Alain Vidalies. Nous avions réussi à construire une appropriation politique, d’un cercle restreint avec quelques fonctionnaires, avant que tout ne soit stoppé par la ministre des transports de l’été 2017, dispersant et effaçant tout ce travail. Alors, comment reprocher à un député qui défend une politique de relocalisation, de préservation du petit commerce, de s’attaquer à l’entreprise incarnant la mondialisation absolue, Amazon et à son format d’entrepôts XXL ? Tant que le sujet logistique et plus encore Supply Chain ne sera pas placé en haut de l’agenda politique, l’absence de dialogue fera la méconnaissance qui entraînera des choix politiques possiblement erronés.

JPG. Justement, cette absence de dialogue n’est-elle pas pénalisante pour notre pays, à la fois pour les entreprises, bien sûr, mais aussi pour la croissance et l’économie nationale ? Pourquoi le monde politique semble découvrir la Supply Chain uniquement quand les matières premières n’arrivent plus ou quand il y a un risque de pénurie sur certains composants. Pourtant, au moment du Covid, quand tout s’est arrêté, la logistique a été l’une des rares activités à fonctionner (pour les produits de santé, la nourriture, les produits de première nécessité…). Cette période n’aurait-elle pas été propice à une large prise de conscience du grand public, mais aussi des médias, des institutionnels et du monde politique ?
FML. La Supply Chain est cruciale pour toute activité moderne, en France comme ailleurs. La crise COVID a permis de mieux comprendre ce qu’est la logistique à un moment particulièrement critique où il était nécessaire d’approvisionner les magasins d’alimentation, les pharmacies et les hôpitaux. La pénurie de masques a également permis de mettre en évidence la fragilité d’une chaîne d’approvisionnement mondialisée. Même chose avec le principe actif du Doliprane produit en Inde. Par contre c’est bien la logistique essentielle qui a été applaudie, pas celle du colis urgentissime apportant à votre voisin ses dernières baskets à la mode ! Mais une fois la machine de consommation repartie, tout le monde s’est précipité pour commander, acheter, générer des flux de plus en plus nombreux et toujours urgents pour assouvir souvent un besoin, bien loin du concept de Slow logistique. Alors, s’agissant de la prise de conscience je dirais qu’il convient de relativiser. Certes, cette période a montré qu’en cas de crise, la logistique continue de fonctionner. Mais ce qui est peut-être regrettable c’est qu’il n’y a pas eu de révélation salutaire qui aurait permis, notamment au moment de la vaccination, de faire comprendre que le Supply Chain Management ce n’est pas uniquement mettre des caisses dans un camion. Que c’est prévoir le besoin, planifier la production et la distribution, mettre en place les moyens adaptés (humains et matériels) coordonner les flux, stocker les produits, gérer les ressources au plus près de la demande, expédier les produits (vaccins et seringues) sur des centres de distribution à proximité des lieux de vaccination, etc. Au lieu de cela, je pense que le premier enseignement qui restera de cette période très particulière, c’est que la logistique doit être efficace dans toutes les situations. Et qu’en période normale, elle doit être capable de livrer tout de suite et maintenant quel que soit le produit, qu’il s’agisse d’un rouge à lèvre, d’un pull-over ou d’une paire de chaussures. Là-encore, le politique pourrait avoir un rôle important pour expliquer que la logistique n’a pas pour vocation de servir le plus rapidement possible des produits non-urgents. Comment les élus pourraient défendre la logistique auprès de leurs concitoyens, si elle n’est pas vertueuse par essence ? Et d’ailleurs comment le politique pourrait contraindre les Français à renoncer au « tout, tout de suite », quand les Allemands, les Belges, les Espagnols… bénéficient d’un service ultra-rapide ?

JPG. On a beaucoup parlé du ZAN ces derniers mois. Quelle est votre position ? Faut-il selon vous assouplir cette mesure ou contraindre les nouveaux projets à s’implanter sur des friches quand c’est possible ?
FML. Les friches peuvent représenter une solution ponctuelle à un besoin précis. Mais le nombre de friches éligibles à un projet logistique n’est pas très élevé. Les friches ne sont pas forcément bien situées et elles sont souvent sur des fonciers trop restreints pour accueillir une plateforme logistique moderne. Mais avant tout je voudrais préciser une chose : la France compte aujourd’hui 89 millions de m2 d’entrepôts de plus de 10.000 m2 dans l’Hexagone, soit plus d’un mètre carré par habitant. Probablement est-ce suffisant ? La question mérite d’être posée. D’ailleurs une étude est actuellement en cours sur ce sujet et nous aurons peut-être des éléments de réponse. Et si l’on s’aperçoit alors, que la logistique manque cruellement de bâtiments adaptés, peut-être faudrait-il mettre en place un système de compensation. Par exemple décider qu’une construction d’entrepôt de 50.000 m² d’emprise au sol, c’est 20 ou 25.000 m² de bâtiments anciens détruits et réorientés vers d’autres usages que la logistique. En plus, évidemment, d’une compensation environnementale intégrant la biodiversité.

JPG. Malgré des efforts importants pour dynamiser son potentiel logistique la France n’est toujours qu’au 13ème rang dans le Ranking de la Banque Mondiale pour la logistique. Qu’est-ce qui explique ce retard ? Et que faudrait-il faire pour hisser la France à un meilleur niveau ?
FML. Le classement de la Banque mondiale est-il le bon indicateur ? Pourquoi faudrait-il se rallier à ses critères ? Depuis 20 ans, je m’appuyais sur cet indicateur qui permet de définir les performances économiques d’une partie de la Supply Chain : la logistique et le transport, prenant en compte des données comme la compétitivité des douanes, l’efficacité des ports, les infrastructures… autant d’éléments qui n’intègrent pas les enjeux fondamentaux auxquels nous sommes confrontés, notamment au plan environnemental. Par ailleurs nous sommes assez éloignés de la logistique industrielle et plus encore du Supply Chain Management qui conditionnent la performance économique des entreprises. A titre d’exemple, le manifeste de l’association France Supply Chain s’est fixé quelques principes pour entamer le dialogue, notamment avec le monde politique. Il s’agit de « Transporter moins, stocker et transporter mieux », de développer la circularité, et l’eco-système collaboratif. Il est également question de l’Intégration et de l’épanouissement des salariés. Ce sont des sujets importants qui me paraissent désormais indissociable de la Supply Chain. Alors pour répondre précisément à votre question, je dirais qu’il faut aller au-delà des critères de la Banque Mondiale. Je pense qu’il serait d’ailleurs opportun de créer un nouvel indicateur Supply Chain (et non pas logistique), pour répondre évidemment à la performance économique mais aussi à la résilience, pour engager une baisse de l’empreinte carbone (c’est le scope 3, le BEGES) et de l’empreinte matières, pour s’assurer de la préservation de la biodiversité et de l’eau, de la réduction des pollutions diverses … et intégrer les exigences en matières sociales et sociétales. La RSE, et maintenant la CSRD et autres politiques publiques, sont des lignes directrices. L’indicateur logistique de la banque mondiale n’est plus celui qu’il faut suivre. Il faut repartir du haut, engager un lobbying pour la mise en place d’un Supply Chain Council au niveau français ou européen comme le préconise France Supply Chain. Et c’est sans doute également l’une des conditions pour réconcilier les élus locaux ou nationaux à la logistique et au Supply Chain Management. Propos recueillis par Jean-Philippe GUILLAUME
Photo : François-Michel Lambert
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